Il se trouve que je travaille beaucoup sur le
concept de réalité ces derniers temps. La réalité, c'est une de
ces notions dont le sens, quand on la nomme, paraît évident : “Bah,
la réalité, c'est le monde dans lequel je vis” pourrait-on dire.
Mais quelque soit la réponse initiale, définir la réalité
requiert d'autres définitions: Qu'est-ce que ce monde dans lequel
nous vivons ? Comment y avons-nous accès ? Nos cinq sens, pour sûr,
ont quelque chose à voir avec la réalité. Ils nous permettent de
sentir, toucher, écouter, voir, et goûter la réalité. Notre
esprit, de l'autre côté des cinq récepteurs, interprète ce avec
quoi nous entrons en contact. Nous réagissons à ce que nous voyons,
touchons, sentons, écoutons, goûtons. En un mot : Ce processus qui
nous permet d'accéder à la réalité, c'est l'expérience.
Nous faisons constamment l'expérience de ce qui
nous entoure. Nous pensons, également. Nous sommes capables de
formuler des abstractions qui nous permettent d'appréhender la
réalité. Mais, qu'on le veuille ou non, nos récepteurs et notre
esprit sont conditionnés par une autre chose, une chose qui est
intangible : La culture. Nous voyons la réalité, par exemple, non
pas seulement à travers la rétine de nos yeux, mais également à
travers le prisme de la culture. Les objets, les situations, les
entités qui peuplent la réalité sont ainsi décodés pour “faire
sens”. Car nous sommes des êtres qui avons faim de sens et de
signification. La preuve se trouve dans le fait même que j'essaie
ici même de donner une signification à la notion de réalité.
Lié à la question de la réalité, se pose la
question du temps et de l'espace. Qu'est-ce que “maintenant” ? Le
présent n'est rien d'autre qu'une autre abstraction, dont le sens
est dicté par la culture. La culture nous permet donc de “voir”
le temps, d'en faire l'expérience, mais surtout : elle nous
permet de donner un sens à l'expérience du temps. Et, pour le coup,
le sens du temps est linéaire : Avant, il y a le passé ;
Après, il y a le futur. Le présent se trouve entre-deux. Comment
quantifier le présent ? Cela semble rigoureusement impossible. Une
seconde ? Une milli-seconde ? Le présent, pour être exact, ne peut
être défini que par un seul mot : maintenant. “Aujourd'hui”
est déjà une unité de temps trop grossière pour permettre d'être
précis. Ainsi, le présent est une entité essentiellement
inquantifiable, alors qu'il est aisé de “compter” le passé et
le futur. De même, on peut également calculer les deux côtés du
temps relativement au présent : “Demain” est, roughly
speaking, “le présent + 1” ; et “Hier” est, de
manière similaire, “le présent – 1”.
Et pour l'espace ? La contre-partie spatiale de
“maintenant” est tout simplement “ici”. Encore une fois, on
notera la relativé d'une telle notion. Ici ? C'est-à-dire assis sur
une chaise de la salle des périodiques de la bibliothèque de la
ville qui se trouve dans une des régions d'un pays sur un des
continents d'une planète au sein de l'univers ? Dans l'oeuvre de
Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man, le petit
Stephen Dedalus se sent écrasé lorsqu'il se rend compte de la
grandeur de l'espace—et du vide qui l'emplit. De fait, la notion
d'espace n'est pas forcément quelque chose de naturel pour l'homme
et, comme Stephen, il a appris à appréhender la signification de
l'ici et de l'ailleurs. Le vide, encore une fois, est une notion
culturelle qui permet de concrétiser et de mesurer l'abstraction qui
sépare une table d'une chaise.
Comme je le disais, l'homme n'est rien de moins
qu'une machine à décoder la réalité. Tout ce qui se trouve autour
de lui est traité puis “signifié”. Au bord de la route, ce
panneau rond à fond blanc détouré de rouge signifie que la loi ne
permet pas de dépasser la vitesse indiquée au centre du panneau.
Les chiffres, eux-mêmes, sont des symboles que nous devons
interpréter pour en comprendre le sens. Les mots qu'on trouve
quelque fois sur les panneaux sont tout autant de symboles que nous
décodons sans problème. Ce genre de mécanismes sont naturels, mais
deviennent évident lorsqu'on est confrontés à une langue dont
l'alphabet est différent : les hiéroglyphes égyptiens, le
cyrillique et les idéogrammes japonais, par exemple. Les logos,
également, n'ont de sens que lorsqu'ils sont décodés : Le
dessin d'un homme sur la porte des toilettes pour hommes, le dessin
d'une femme sur la pote des toilettes pour femmes. Et la logique qui
découle de cette interprétation n'est rien d'autre qu'une
convention parmi des millions d'autres.
Mais que peut-on dire de la réalité lorsqu'elle
est indirecte ? L'expérience que nous vivons lorsque nous écoutons
un concert dans une salle destinée à cet effet, cette expérience
là est elle-même directe. Cependant, si le morceau de musique
écouté “maintenant” est un enregistrement qui a été effectué
dans le passé et dans un lieu différent, il semble que l'expérience
est différente. Cela change-t-il la réalité de la musique que nous
écoutons ? A ce moment, il semble que c'est l'expérience qui prend
le pas sur la réalité. De fait, la réalité ne peut être une
notion statique. Elle dépend de l'expérience qu'on en a. De plus,
cette expérience est changeante, répétée, et toujours différente,
à cause de la spatio-temporalité de la réalité. La réalité r
est intrinsèquement différente de la réalité r + 1,
r + 2, r + 3,
etc., et, en sens inverse, r - 1, r - 2
et r - 3 sont tout aussi distincts. Par
conséquent, écouter le même morceau à deux moments différents
résulte en deux expériences totalement différentes. On peut dire
qu'écouter un morceau enregistré dans le passé, c'est faire
l'expérience d'une réalité au sein même de la réalité.
Le média sur lequel ce morceau est contenu est ainsi le réceptable
d'une réalité ayant existé. Et il en va de même pour une vidéo.
Mais qu'en serait-il de cette réalité si le temps n'était pas
linéaire, mais simultané ? Quelles seraient les conséquences d'une
perception du temps qui conjugue ensemble le passé, le présent et
le futur ? Pourrions-nous, de fait, faire l'expérience de la réalité
du futur ?
Il semble que les choses se compliquent encore un
peu plus lorsque nous lisons une oeuvre de fiction. Car, semble-t-il,
à la différence d'un morceau de musique ou d'une vidéo, la réalité
à laquelle nous faisons face est en fait irréelle. Cette réalité
n'existe ni dans le passé, ni ailleurs. Cependant, la fictionalité
d'un roman ne nous empêche pas de faire l'expérience de cette
réalité fictionnelle. Comment cela est-il donc possible ? Notre
expérience du texte semble plutôt complexe : Nous lisons des mots,
des phrases, des paragraphes, des pages, des chapitres, nous les
décodons, nous en restituons le sens et, de fait, nous recréeons
une réalité dont les qualités sont particulières à notre
expérience. Cependant, ce processus ne semble pas suffisant pour
expliquer l'expérience que nous faisons lors que nous lisons un
texte. De plus, il semble que nous appliquons le même principe
lorsque nous écoutons de la musique ou visualisons une vidéo, sauf
qu'il ne s'agit pas de mots. Nous “lisons” les sons et les
images, qui forment un réseau complexe de symboles. Dans tous les
cas, cette “lecture” nous permet de créer une réalité qui
semble être viable grâce à l'imagination. Pour comprendre les
“problèmes” de la réalité fictionnelle, il convient de ne pas
oublier que de l'autre côté du texte se trouve l'auteur, qui a
couché les mots sur le papier. Que s'est-il passé ici ?
Comment donc l'auteur a-t-il réussi à créer un univers fictionnel
qui, lorsqu'il est lu, prend vie au sein de l'imagination du lecteur
? Cela, pour moi, reste un mystère. Cela dépend également de
l'oeuvre elle-même.
Lorsque nous lisons La Guerre des Mondes de
H.G. Wells, par exemple, quelle est la nature de la réalité
contenue au sein du texte ? A moins qu'aucune réalité ne soit
contenue dans le texte ? A moins que, malgré l'effort du lecteur, ce
qu'il créé n'est ni réel, ni irréel ? Et qu'est-ce que la
fictionalité ? Quel est donc cet étrange pouvoir que nous avons et
qui rend la “lecture” si spéciale ? Pouvons-nous croire qu'un
roman est réel ? Voir même fictionnel ? En quoi un roman serait-il
différent d'un essai, en ce qui concerne l'actualisation de ce qui
est “raconté” ? Pourquoi suivons nous les péripéties de ces
personnages fictifs ? Qu'est-ce qui nous intéresse là dedans ?
Souhaitons-nous les voir périr atrocement, juste parce que c'est
“pour faux” ? Souhaitons-nous vraiment les voir heureux et
réussir dans la vie, parce que c'est ce que nous souhaitons pour
nous même ? L'invasion des martiens de Wells, c'est juste pour le
frisson ? Une autre fantaisie d'auteur ? La distance avec laquelle
nous lisons ce livre, que fait-elle ? Et pour quelle(s) raison(s)
vivons-nous le cauchemar du personnage principal—qui reste
anonyme—avec lui? Pourquoi !
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